Percale-vinalon

Smith et Baptiste

Là-haut, là-bas, entre plaine et plateau, dans une terre où débute le Massif Central, planent le regard et les mots du géant Pierre Bergounioux. Bergounioux ne parle que de temps. Dans ses écrits, il se livre, lui-même, tout autant qu’il évoque et reconstruit des personnages de sa connaissance. Toutes ces vies témoignent aussi bien d’elles-mêmes – de leurs origines, de leurs dépliements et de leurs fins –, que de mouvements historiques et anthropologiques plus vastes, plus puissants. Ces vies en sont des fragments, des ferments, des témoins.

« Et c’est cette guerre qui happa les encore-enfants, qui happa les jeunes Smith pour les propulser dans une nouvelle ère dans laquelle intercédaient la technologie, le furtif et la vitesse surtout… »

Il y a, par exemple, le plus étrange et le plus lointain des terres habituelles de Pierre Bergounioux ; celui qu’il nomme, vaguement, par un procédé laconique, « Smith, mettons1 ». Il le nomme, ainsi, sans le nommer. Il le nomme de telle sorte à ce qu’il puisse incarner davantage que lui seul. Quatre-vingt pages d’une langue sculptée, sublime, qui se lisent d’un même souffle, dépeignent en 1944 ses derniers instants de membre d’équipage d’un bombardier, le temps d’être ciblé puis abattu par son homologue en négatif : un aviateur d’en-face, de la Luftwaffe. (Alors, le B17‑G, ou encore la « forteresse volante », qui brutalement n’est plus un abri volant pour Smith, se dénature en torche folle, s’en va du haut vers le bas de la nuit allemande, puis rien). Le monde se poursuit sans ce Smith-là. Sauf que dans son texte, Pierre Bergounioux compose aussi les dix-neuf trop courtes précédentes années du personnage. Il le sauve donc. Cet américain, jeune à jamais, naquit dans une Amérique du sol, lointaine et rurale. Plus tard, il découvrit, qu’au-delà de l’État, qu’au-delà du pays, il y avait un monde vaste – vaste, à peu près, comme ce qu’il crut longtemps être la caractéristique du paysage où il grandit. C’est dans ce monde que se déroulait alors une guerre, par-delà le Pacifique, par-delà l’Atlantique. Et c’est cette guerre qui happa les encore-enfants, qui happa les jeunes Smith pour les propulser dans une nouvelle ère dans laquelle intercédaient la technologie, le furtif et la vitesse surtout, peut-être. « Pour les Anciens, déjà, la guerre était mère de toutes choses. C’est pour exterminer qu’on innove, qu’on passe du silex au bronze puis au fer, de l’arc à l’arquebuse. Ça a pris des millénaires2 ». Par ce récit, Pierre Bergounioux donne la vie d’un homme au monde par l’écriture ; il donne au monde une image de lui-même quand il est au bord de l’abîme, quand le vide et le plein se télescopent et que tout n’est plus qu’incandescence, bruit, fureur. Le lecteur, lui, parce qu’il est là, véritablement là, assiste aux funérailles. Il est le témoin de l’attention sensible que porte un écrivain généreux et virtuose à celui qui va mourir. Celui qui va mourir est installé dans le vivant, dans l’histoire du réel et dans une fiction majeure pour les temps à suivre. Smith est infini.

Un paysage tourmenté, une ambiance de guerre, chronique de Paul de Sorbier parue dans Magazine Aléatoire.

Il y a Baptiste – bien précisément situé en Corrèze, cette fois, dans ce pays qui fonde Pierre Bergounioux –, qui va naître et mourir aussi le temps d’un récit3. Surtout, il va naître dans les derniers soubresauts d’un temps agraire, fixé et répété, au paysage essentiellement ras (landes, champs, prairies), pour mourir dans un espace parfaitement transmué : une mer sylvestre, faite de sapins Douglas, qu’il aura lui-même versée, plant après plant, chacun dressé par ses mains depuis le sol ; un labeur d’une vie. Mais, régulièrement, il circule et voyage également. L’auteur le montre comme, peut-être, le premier d’une lignée longue de trois mille ans à franchir des limites. Outre ce long poème rustique – composé de gestes mis en rimes, qui le fait transformer toute la surface de la propriété, lointainement familiale, en une seule et même forêt, finalement complète –, il se rend effectivement pour des raisons de négoce vers de grandes villes, des capitales, parfois étrangères. Acte inconcevable pour ses aînés, il y vend une « chose », une « chose » que ses propres mains n’ont pas préalablement façonnée. À la fin du récit, à la différence de Smith, Baptiste meurt « naturellement », si cela existe vraiment. L’un aura, précocement, quitté le Dakota et traversé mille limites, à l’exception de la dernière qui se révèle fatale à cause d’une colère de l’ancien monde ; l’autre mourra dans un monde nouveau et sa trajectoire l’aura fait enjamber des frontières, traverser un siècle qui aura connu une mutation totale.

Dans Le Chevron4, Pierre Bergounioux écrit que « l’heure qu’il est n’est pas uniformément répandue sur la surface de la terre ». Il y parle aussi d’une vérité des choses, que nous aimons, qui ne s’identifient véritablement que lorsqu’elles disparaissent. Ailleurs, dans le même ouvrage – en ayant à l’esprit son enfance corrézienne –, il se remémore un temps de l’ici, perçu comme une suite de maintenant. Le temps qui s’écoule, pour le coup, était l’apanage de l’horizon éloigné… Dans une époque qui confine, isole et arrête, lire Pierre Bergounioux donne le vertige. C’est la beauté d’une langue qui permet de mettre en perspective. C’est une beauté qui parle de lieux, de temps et d’hommes qui font avec. Et c’est une lecture qui aide à attendre, sans armures de visages, les retrouvailles avec d’autres visages, d’autres Smith, d’autres Baptiste.

1, 2. Pierre Bergounioux, B‑17 G, Flohic éditeur, 2001. Réédition, éditions Argol, 2006.
3. Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, 1995.
4. Pierre Bergounioux, Le Chevron, Verdier, 1996.

Pierre Bergounioux. Auteur de plus de quatre-vingt ouvrages (romans, récits, essais) et considéré comme l’un des très grands écrivains français, il a toujours aimé se présenter lapidairement ainsi : « Pierre Bergounioux est né à Brive. Il est professeur de lettres modernes ». Il n’a qu’un sujet, qu’il explore inlassablement, mais avec une langue en expansion.

Paul de Sorbier. Vu de loin, quoique grand de taille, il ressemble à peu près à tout un chacun ; vu de près, comme pour tout le monde, c’est plus imprécis… 

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Texte : Paul de Sorbier — Image : Liquid Fire or Flammenwerfer, Hand-coloured photograph from an exhibition of war photographs in natural colour produced by Colart’s Studios, Melbourne, 1920. State Library of New South Wales.
10/2020

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