Percale-vinalon

Des mains pour allumer la mèche

« Les erreurs sont toujours initiales. »1

Le Monde horizontal de Bruno Remaury est une fresque qui s’étale dans le temps et dans l’espace des hommes et des femmes. L’ouvrage, assez court, se révèle extrêmement ample en se montrant attentif à des poussières d’humanité célèbres et anonymes : des mineurs, des migrants, un préhistorien, une héritière bourgeoise, des héros de la Renaissance, un afro-américain, des artistes et tellement d’autres…

La fresque débute par un explorateur amateur qui, dans la grotte de Gargas, regarde pour la première fois des mains dessinées peut-être 30 000 ans avant leur découverte. En positif, en négatif, faits d’ocre ou d’oxyde de manganèse, des paumes et des doigts constellent des parois. 231 présences ont été identifiées. Elles émanent d’hommes et de femmes de tous âges. Des saluts de l’humanité lointaine surviennent comme la lumière d’étoiles éteintes. Une communication de la plus grande distance est produite. La liaison temporelle est aussi vertigineuse que cette contemplation de l’intimité de la comète Tchouri, connectée fugacement et filmée par la sonde Rosetta alors que le petit météore difforme errait dans l’infini2. Les signaux de Gargas évoquent aussi ces capsules, telle la sonde Pioneer, qui voyagent dans le cosmos à destination d’un éventuel récepteur extraterrestre. Elles poursuivent le futur, l’inconnu selon une approche relative du temps et de l’espace… Nous voulons nous signaler. Mais pourquoi cette humanité d’avant a‑t-elle voulu se signaler – et demeurer – en apposant des membres agiles sur des parois ? À qui s’adressait-elle ? Peut-être à une puissance spirituelle, à des semblables, à des suivants. Peut-être à moi, dont la main – sensiblement la même que la leur – est utile à me « selfier » et à laisser une empreinte inepte sur une petite paroi numérique personnelle. Bon courage aux hominidés du futur (s’il en reste) pour comprendre quoi que ce soit de l’encombrement contemporain de traces.

« Un jour, il y a fort longtemps, des membres sont devenus mains, de possibles vecteurs de l’humain à l’humain, de potentiels médiateurs entre la pensée et la présence dans le monde. »

Selon Bruno Remaury, dans les entrailles de Gargas, par ricochet, ces mains saluent aussi l’éruption du champignon atomique et l’éventualité du désastre, du point final à tout. Un jour, il y a fort longtemps, des membres sont devenus mains, de possibles vecteurs de l’humain à l’humain, de potentiels médiateurs entre la pensée et la présence dans le monde. Elles peuvent dès lors dire, créer, prier. Elles peuvent manifester dans l’espace et relayer l’esprit. Seulement, l’esprit, à l’un de ses aboutissements, c’est aussi la destruction, c’est l’oubli des mains créatrices. Pointe alors l’hypothèse de l’explosion totale, de l’anéantissement par la grande brûlure3. Le pont temporel qu’opère l’auteur peut être associé à la fameuse ellipse de 2001 l’Odyssée de l’espace quand un lointain ancêtre primate, en l’os, identifie l’outil. Cette découverte, aussi rudimentaire soit-elle, est le maillon initial d’une chaîne d’inventions conduisant à l’exploration spatiale. Stanley Kubrick montre l’os propulsé par une main, dans le ciel, et, par la force des images du cinéaste, l’outil rudimentaire se transmue en navette interstellaire. La temporalité de Bruno Remaury s’intercale dans celle, beaucoup plus vaste, de Stanley Kubrick mais les deux, finalement, ne font rien d’autre qu’interroger l’homme et sa puissance. Il s’agirait de ne pas oublier le salut des hommes et des femmes de ce temps ancien qui, de leurs mains, alertent sur la responsabilité qui incombe aux descendants. Sommes-nous aujourd’hui en mesure de promettre 30 000 ans aux nôtres ?

Comme au cinéma, le spectacle de la bombe… image illustrant la chronique de Paul de Sorbier sur « Le Monde horizontal » de Bruno Remaury, pour Magazine Aléatoire.

Entre la lumière des mains et le choix obscur du nucléaire, le récit évoque le rapport que l’Occident entretient à l’espace, selon les époques ; il dépeint comment des hommes et des femmes se figurent le monde, la totalité environnante. Il y a des espérances, des échecs, des quêtes d’horizon. Se succèdent des navigateurs de la fin du XVe siècle, des migrants et des migrantes quittant le vieux monde pour le souffle de l’Amérique, des vétérans des guerres étasuniennes vagabondant sur de longues routes traversant le pays et réutilisant d’anciennes pistes amérindiennes. Et puis, comme brutalement, l’espace est achevé, clos. Une cristallisation se produit au travers d’un way of life vainqueur. Les années 1950 apportent une récompense à un peuple qui s’est fabriqué contre toutes les adversités ; il a durement conquis sa terre avant de sauver le monde en 1945. Et, ce faisant, il a installé des standards partout sur son passage. En 1953, dans le désert du Nevada, l’opération Doorstep est initiée pour mesurer les effets d’une explosion nucléaire. Une ville et une communauté fictives sont fabriquées. Des scènes familiales sont reconstituées à l’aide de mannequins hommes, femmes, enfants, nourrissons : on est à table, on regarde la télévision, on jouit d’une maison confortable. Ce sont encore des mains qui façonnent ces scènes, ces nouvelles traces de soi-même. Ces artefacts ne sont en réalité rien d’autre que des offrandes destinées au grand atome. Le show ultime est diffusé dans tous les foyers, les américains sont devenus téléspectateurs. Les « encore spectateurs » sont aussi conviés à quelques kilomètres de la reconstitution pour admirer le champignon promis. « Allez, tous ensemble, appuyons sur le bouton ! Que la fête commence ! Que ça explose ! Que le grand chaos illumine le ciel et dévaste le sol pour le plaisir et pour la puissante célébration des grands États-Unis d’Amérique. »4

Quand est-ce que l’on commence à emprunter la voie de l’erreur ? Jusqu’où faut-il remonter ?

« – Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien.
– J’ai tout vu tout.
– Non, tu n’as rien vu à Hiroshima. »5

1. Cesare Pavese, Le Métier de vivre, Gallimard, 1958.
2. Ici peut être regardé un court film montrant l’agitation de poussières cosmiques à la surface de l’asteroïde.
3. Voir Threads, ahurissant film de Barry Hines et Mick Jackson, dans lequel sont dépeints les effets sur la civilisation d’un bombardement nucléaire entrainant en particulier la perte du langage pour les survivants.
4. Voir aussi The Atomic Cafe (Kevin Rafferty et Pierce Rafferty, 1982) qui retrace, à partir d’images d’archives, les liaisons dangereuses qu’entretiennent les États-Unis avec l’atome depuis la Seconde Guerre mondiale et tout au long de la guerre froide.
5. Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Gallimard, 1960.

Diplômé d’arts appliqués et titulaire d’un doctorat en anthropologie sociale, Bruno Remaury enseigne de nombreuses années et dirige une collection de livre pour l’Institut français de la mode. Le Monde horizontal (2019) est son premier texte littéraire. Dans celui-ci, est composé un « récit de récits » où l’on retrouve au côté de Félix Régnault, le découvreur des mains de Gargas, des figures historiques telles que Diane Arbus, Jackson Pollock, Amerigo Vespucci mais aussi, d’autres, fictionnelles.

Paul de Sorbier. Vu de loin, quoique grand de taille, il ressemble à peu près à tout un chacun ; vu de près, comme pour tout le monde, c’est plus imprécis… 

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Texte : Paul de Sorbier — Image : A photograph of Nato observers attending Boltzmann Event detonation at Nevada Test Site, 1957. National Nuclear Security Administration, Nevada Site Office.
06/2022

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