Long cours
Tout l’art des alburarismis
Un récit aventureux de Bernard Teulon-Nouailles. Épisode 2.
Avant de me laisser franchir le seuil de leur inénarrable territoire les alburarismis procédèrent sur ma personne à toute une série d’expériences qu’il me sera malheureusement impossible de toutes me remémorer.
J’avais dû, au préalable, absorber un breuvage verdâtre, insipide et inodore (me semble-t-il !), censé me transporter directement chez eux sans passer par les frontières qu’on dit naturelles. En fait, il n’existe pas, du moins à mon avis, de préposé au poste de douane chez ces insulaires jaloux de leur excentricité.
Tout s’est joué dans mon esprit quand, las de la frénésie ambiante, je cherchais sur la carte un petit havre peu fréquenté où passer mes vacances pascales. Information prise au club, je n’eus guère l’embarras du choix. Il me faudrait pourtant me débrouiller tout seul. Personne d’ailleurs ne savait au juste où se trouvait le paisible lieu recherché. Une hôtesse, charmante au demeurant, me révéla d’un air entendu que ses habitants ne connaissaient pas le zéro. Il n’en fallait pas plus pour exciter ma curiosité et constater pour l’occasion les conséquences pratiques de cette lacune. On est tous un peu ethnographe à nos heures.
Foin de zéro donc. Envolé. Oublié. Pfuit ! Zéro le zéro ! et comme je leur en fis remarquer la contradiction, ils me rirent au nez. Je leur en parlais donc ma remarque était absurde. J’avoue que j’ai dû longtemps me creuser la cervelle à grisaille pour saisir la finesse de cet type de réaction.
La décision avait été prise à l’unanimité par les cent membres permanents de leur minuscule communauté, les parents votant pour leurs enfants par procuration.
Pour l’entériner, ils avaient sacrifié, en catimini, le dernier nouveau-né de façon à retomber à 99 unités. Ainsi, ils évitaient les deux zéros du chiffre 100. Première difficulté levée. Car on conviendra qu’il paraissait malvenu de laisser la nullité voter pour sa suppression même. Dès lors, ils maintenaient en permanence, prêtes à assurer la relève, deux trois futures mères de sujets à crises multiples, prêts à insulter père et commère sous prétexte que l’heure du sexe à limite est venue. Bref, des individus comme vous et moi qui n’avions rien demandé à ces outres à fureur, susceptibles d’engendrer de nouveaux monstres, remplaçant incontinent les défunts regrettés voire les bannis virtuels. Je me suis laissé dire, sans l’avoir vérifié, qu’ils avaient découvert des procédés naturels d’accélération de la gestation grâce auxquels la population se stabilisait toujours au chiffre limite de 99.
Naturellement ils ne comptabilisent jamais les dizaines qu’ils ont aussi décidé d’oublier ad vitam aeternam. Aussi trouve-t-on des chiffres inédits en lieu et place de nos dix de nos vingt ou de nos quatre-vingts. Dix est dit joker, vingt sautez une case, quatre-vingt-dix vous approchez du but et ainsi de suite. Les alburarismis qui portent ce numéro-là sont vénérés comme des êtres hors du commun. En général, on leur confie les disciplines artistiques ce dont ils tirent leur insigne fierté. Ils remercient d’ailleurs au moins une fois par jour solennellement le hasard, lequel a bien fait les choses. Il faut les voir alors se jeter sur la première alburarismienne venue en émettant des halètements de vieux bouc en rut ou au pire sur un tronc d’arbre. Le fin du fin est de rencontrer à ce moment précis un autre tribun d’exception. Leur seule angoisse de toute façon : la surpopulation.
Ils ont un sixième sens leur permettant de différencier l’arrogant fouille-merde à la recherche « DU » scoop d’une peu glorieuse carrière, de l’heureux élu temporaire autorisé à circuler librement dans la plus parfaite indifférence de ces hôtes.
Tout l’art des alburarismis consiste à laisser entendre au commun des mortels qu’à l’instar du pays de cocagne ou de l’Eldorado leur contrée n’est que pure chimère, leur petit coin d’univers une spéculation vaine. Pour eux cette supputation confine à l’ineptie et ils ne manquent jamais de s’en gausser quand un invité la leur énonce. Eux ne conçoivent pas l’inexistant, partant, leur supposée inexistence, conséquence directe de la suppression du zéro. Cette considération suffit à confondre les sceptiques.
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Quand il n’est pas critique d’art, animateur de revues, critique littéraire, enseignant, Bernard Teulon-Nouailles confectionne des textes incisifs, ciselés comme autant de poèmes, romans, chroniques ou essais… à la langue saisissante et précieuse.
Tout l’art des alburarismis est paru à l’origine en 1990 sous le titre Prétexte à la manière de… (IV) dans Le Chat Messager nº 6 sur le thème de « L’oubli », revue annuelle de littératures contemporaines dirigée par Christian Miehé.
En savoir plus : bernard-teulon-nouailles.fr
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Texte : Bernard Teulon-Nouailles — Images : d’après Georges Bruhat, Cours de physique générale, Masson & Cie éditeurs, 1944.
10/2025
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