Percale-vinalon
Deux hommes
et un troisième,
petit, mort
Le récit commence avec deux hommes et un troisième, petit, mort, porté sur le ventre de l’un d’eux pour le coller au plus près de lui, ne pas accepter son départ. Les deux premiers hommes s’apprivoisent quelques temps, le premier apportant secours au second pour qu’il mange, boive et que soit écoutée sa douleur, celle liée au petit homme, mort, qu’il porte obsessionnellement sur son ventre pour ne pas s’en couper, nonobstant l’arrêt de son cœur. Les deux pleurent. Le second pour se soulager, pour faire sortir la peine et partager le mort qu’il tient sur lui. Le premier pour permettre les larmes du second, leur autoriser une présence parmi la vie des hommes. Puis, tous deux se mettent en marche, le deuxième derrière le premier, toujours une main sur le troisième pour qu’il reste bien soudé, qu’il reste lui, qu’il demeure de son monde vivant. Le premier instille un rythme certain, sûr. Il connaît la destination. Il sait comment trouver de quoi sustenter leurs deux corps lorsque nécessaire. Ils cheminent ainsi quelques jours. Ils quittent le sable du désert, s’élèvent et appréhendent un plateau recouvert d’une herbe tendre, quasi phosphorescente, certainement magique. Se détache un vieil arbre vénérable, un cèdre, aussi chancelant qu’ancré dont une partie des racines a été révélée par ravinement. Les racines dénudées forment une alcôve, une demeure pouvant recevoir le corps du troisième petit homme, qui doit se détacher du ventre qui vit. Le second le confie aux mains du premier. Le premier le place sous le cèdre. Il dispose autour des pierres parachevant la sépulture et promettant l’intégrité du pourrissement naturel du corps mort – mais mémoire –, à l’abri des charognards. Alors peut débuter un rituel de soin, un rituel de guérison pour le deuxième homme que le corps du troisième a laissé. Une fois le rituel parachevé, le processus de deuil entamé, les deux premiers hommes reprennent leur marche sous la caresse feuillue des branches et le long d’un ruisseau. Plusieurs règnes de poissons et d’oiseaux les accompagnent, tous tellement présents au monde. Ils rencontrent alors une colombe qui a besoin d’aide. Le premier la sauve elle aussi. Les deux la regardent s’envoler dans l’immense dôme d’air. Leurs regards se perdent dans le tout et le rien. Le ciel semble souligner un équilibre retrouvé.
Le soufi de Marc Graciano est une longue phrase, une transe qui n’incorpore que très peu d’éléments contextuels. Le lecteur est en nul lieu, en nul temps, ses yeux suivent un récit linéaire, mystique, viscéral et une narration générique qui englobe mille dires. Le souffle est tenu par une langue somptueuse : un flux continu dans lequel, surgit, ponctuellement, un vocabulaire riche, secret mais qui jamais ne rompt le fil, le rythme. Signe de celui-ci, le premier homme, « l’eubage », présente une peau « glabre » et porte une robe de laine « bise », le troisième, petit, mort, est protégé par la « chainse » du second, lui-même désigné comme le « gyrovague ».
Marc Graciano façonne des récits singuliers ayant pour cadre ce qui pourrait être un moyen-âge fictif. La nature et les hommes sont bruts et sensibles, archétypaux. Peu d’éléments descriptifs et de trame romanesque ne sont donnés. C’est étrange, assurément, et c’est un élan qui est lu, l’élan d’une langue. Une très étonnante langue.
La plupart de ses livres ont paru aux Éditions José Corti, Le Soufi est en revanche défendu par Le Cadran ligné.
Paul de Sorbier. Vu de loin, quoique grand de taille, il ressemble à peu près à tout un chacun ; vu de près, comme pour tout le monde, c’est plus imprécis…
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Texte : Paul de Sorbier — Image : (D’après) Dave Hoefler via Unsplash.
08/2021
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