Pêcheur de mots
Perdre de vue le rivage, s’aventurer sur la haute mer, se voir drossé au milieu des éléments déchaînés, faire naufrage, enfin, se retrouver seul, démuni, sur une île infortunée.
Écrire un peu tous les jours ce qui te vient du grand large, mêler ton écriture aux embruns.
Des minutes de « sable mémorial » t’ont laissé exsangue et tu dois maintenant apprendre la nécessité : une eau tout à fait calme et dormante, un carré blanc sur fond blanc. Le reflux impétueux ne vient plus mordre cette côte sauvage. Ton regard se tourne vers l’intérieur où tu peux convoiter de nouvelles richesses ; bientôt tu jouis d’un éden qui généreusement t’offre les cédrats, les limons, les raisins, les passerilles, tu trouves les mots dans le dictionnaire ; à ces fruits anciens, merveilleux tu associes les mets délicats, les chevreaux, les pigeons, les chelones…
Heureux dans ton langage, tu remercies la providence, tu sais garder le vin frais dans la terre cuite, tu promets de belles aventures, une moisson de mots nouveaux pour les jours bénis, inspirés…
Pour un peu tu apprendrais la Bible à ton perroquet ou à ton chien. Il te suffit d’une table pour écrire, faire l’inventaire des passions avec une minutie de greffier.
Mais il n’est plus temps de rêver, de compter les jours là-bas, sur un piquet de bois dur. Il y a de la poudre et des coups de mousquet dans l’air. La terre tremble, tu ne dors plus depuis que tu as vu cette empreinte, ce pied humain sur le sable vierge. Cet ami que tu appelais de tes vœux, le voilà si different… Il s’appellera Vendredi, il reniera les siens, il refoulera au plus profond de lui-même ses appétits cannibales.
Le démon de la curiosité te rend prolixe.
Quelle imagination ! Quels débordements !
Cette île désormais ne t’apprend plus rien. Tu préfères déchirer la dernière page pour ne pas connaître la fin, la plier habilement, faire une embarcation encore plus légère et capable de naviguer au loin, vers d’autres îles.
Figure (é)mouvante.
En 1999, il y eût cette pluie de mots éparpillés sur la page, tombés d’on ne sait où…
Et maintenant il y a en bon ordre sur cette plaque mon « ridiculum vitae » : B. G. né en 1948 – mort en… Une question reste une question, mais Dieu merci, le ridiculum n’a jamais tué personne.
Pour Aléatoire, « pour aller à toi Relecteur inconnu. Pour aller à Toire, ce pays où l’on arrive jamais ».
L’ouvrage de Bruno Guittard, Figures mouvantes, recueil de cent courts textes accompagnés de dessins originaux, est paru initialement aux éditions Le Capucin en 2000. Pour Magazine Aléatoire, extraits choisis.
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Textes et image : Bruno Guittard.
11/2025







