Noyau caudé

Poids

Il reste quelques miettes de pétales et de thé sur le bord du plateau, déplacées d’un revers de la main. Et la main continue, elle les déplace encore plus près du bord, jusqu’à ce qu’elle sente sur sa tranche l’arrête de la table qui fend la chair jusqu’à buter sur l’os de l’auriculaire, jusqu’à ce qu’elle quitte le plateau en entraînant dans sa chute son modeste butin – pour les mouettes demain.

Ce n’est l’heure de personne et pourtant quelqu’un toque, quelqu’un entre et dit tout de suite :

– Bonjour, au 31 ils m’ont dit qu’on pouvait venir chez vous. J’en avais parlé aussi avec le monsieur du 17. J’ai pas de linge à laver, c’est juste pour parler. Je peux ?

Dans un léger hochement de tête, il répond « Bonjour » et se redresse. Il fait un pas en arrière et tend son bras vers le fauteuil à sa droite, le poing fermé sur les miettes qu’il n’a pas le temps d’apporter de l’autre côté. Elle s’approche depuis la porte et s’arrête au niveau du premier canapé à gauche. En marchant, elle reprend :

– Je viens vous voir parce que je fais un cauchemar. Ça fait plusieurs fois que je fais le même. Je commence à bien m’en rappeler, mais je le comprends vraiment pas.

Une pause.

Elle se décharge de son écharpe, de son manteau, de son bonnet, de son gros pull à col roulé, et les entasse sur le dossier du canapé avant de prendre place. Elle dit « Il fait bon ici ». Des poils dorés sortent de toutes ses mailles et volent un instant en l’air. Tant qu’ils volent, c’est beau, ils sont légers, ils sont baignés par la lumière. Puis ils se déposent partout, ils s’infiltrent dans les fibres des coussins où elle s’assied, derrière, devant, jusque sur le tapis d’où elle lève son pied pour croiser ses jambes. Elle s’installe, elle s’accoude sur son genou, et continue :

– Voilà, je rêve que je suis conducteur de poids lourd.

Il s’assoit sur le fauteuil, sur le côté, sans parler.

– Attention, conducteur de poids lourd, j’aime bien. Je roule, c’est la nuit, j’ai mon chien avec moi, on regarde le paysage. Pour lui, c’est mieux que de rester enfermé chez moi toute la journée et de sortir que quand il n’y a plus personne dehors. Il s’assied sur le siège passager et il regarde tout ce qui passe par la fenêtre, ou alors il s’appuie contre moi.

Elle marque une pause et sourit, le menton dans la main. Elle relève les yeux vers lui, son regard se pose et se détache très vite. Il dit seulement « Je vous écoute ». Elle poursuit :

– Moi je conduis, je regarde devant. J’ai toutes mes pensées qui s’alignent, qui flottent sur les côtés comme les lumières que je dépasse, comme les voitures que je regarde me dépasser. Je roule tranquille. Dans les virages, au départ et à l’arrivée, je fais des grands mouvements de bras pour tourner le volant et je sens tout le poids du chargement qui flotte derrière, tout le poids qui suit mollement la tête à l’avant. Dans les lignes droites, avec la vitesse et la fatigue, de nuit, je concentre toute mon attention entre mes yeux, sur le volant, tout droit devant. Je suis dans mes pensées comme dans un bain, tout flotte autour de mon visage. J’ai qu’à me concentrer sur mon regard, et tout le reste suit : mon regard donne la direction du volant, la direction de la cabine, et tout le poids derrière suit toujours, mollement.
Je pense même plus à mes pieds sur les pédales, je sens même plus mes pieds sur les pédales. Je sens encore mon chien, la chaleur de sa gueule posée sur ma cuisse et son souffle un peu humide. C’est un frisson qui monte en passant par mon ventre, un frisson de sa chaleur et de ne me sentir jamais seule, de me sentir un refuge pour sa tête après qu’il a passé la journée à courir, à battre l’air de ses narines dehors.

Elle marque une autre pause. Cette fois sans lever les yeux, elle décroise et recroise ses jambes, réinstalle son coude sur l’autre genou et son menton dans sa main. Elle a refait voler quelques poils dorés sortis des plis de ses vêtements. Lui, il écoute sans rien dire.

– Dans les lignes droites, avec la vitesse et la concentration, au bout d’un moment je finis par même plus sentir le poids et la chaleur de sa gueule sur ma cuisse. Je me concentre sur mon visage, j’écarquille les yeux, je tire les traits de mon front à ma bouche, je sais que je ne dois pas céder à la fatigue. Parce qu’après c’est la seconde partie du rêve, et la seconde partie c’est toujours la pire.

Un rêve sinueux comme un cauchemar, un accident. Un fragments de la série « Noyau caudé » de Juliette Belleret pour Magazine Aléatoire.

Je ne dois pas fermer les yeux parce que je me réveille toujours au même endroit. Toujours dans un lit où tout est blanc, à part un petit filet pourpre qui arrive de sous les draps blancs, du sang dans un tuyau tout fin, très fin. Un tube dans la gorge et à chaque poignet, à chaque cheville aussi. Ça, je le vois pas, on me le dit. On m’explique que j’ai longtemps dormi, que je ne pourrai plus me lever, plus marcher, plus bouger. Sauf écarquiller les yeux. Et sauf écarquiller la bouche, sans qu’il n’en sorte un son.

Et moi, je suis là, j’écoute et j’imagine l’accident, la cargaison répandue partout, et la tête du camion toute courte, un peu ridicule, à côté.

C’est toujours un peu ridicule les têtes de poids lourd qui roulent sans leurs cargaisons. Moi je trouve ça drôle. Ça fait penser à une tête de serpent tranchée. Vous l’avez vue cette vidéo du serpent qui a la tête tranchée et qui mord encore ?

Détail de construction, Juliette Belleret court. Elle poursuit le mouvement d’une présence entre deux ouvertures. Guette l’échappée où les passages font corps. Elle inaugure une porte alors elle s’ouvre. Délimite une fenêtre alors elle s’ouvre. Sinon coulisse, ou bien bascule, ou bien pivote ou bien souffle. Opus Incertum.

« Poids » est un extrait de Reste jour, roman en construction de Juliette Belleret. Plusieurs fragments sont produits au cours de résidences, projets d’expositions, et publiés au fil du temps dans divers médias.

En savoir plus : juliettebelleret.portfoliobox.net@juliette.belleretRevue 2k2

Lire aussi : SolThé

Texte : Juliette Belleret — Image : Carl von Linné, Regnum animale, Systema natvrae, Nürnberg, 1773. Natural History Museum Library.
04/2024

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