Noyau caudé

Front

Il entend le troisième rappel d’alarme sortir du fond des couvertures et il hésite à bouger, à tendre la main, à attraper son téléphone et à en mettre un quatrième. Mais il sent bien que ça servirait à rien, parce que le sommeil l’a déjà abandonné. Il sent bien que ça fait déjà un moment que le sommeil s’est retiré de son front comme la mer qui descend, et qui laisse le sable sec et brûlant. Aride, même. Et trituré par les crabes qui y font des crevasses à coup de pinces et de pattes ; et des fissures, et des crêtes dures comme des pierres.

Il pense qu’ici il n’y a pas de marées. Il ouvre un œil, le referme.

Pourtant, ce serait bien, des marées. Ouvre l’autre œil, le referme.

Sa main sur son front, il prend sa température. C’est sûr, il va avoir mal au crâne toute la journée.

Ouvrir un œil, le refermer, hésiter, réfléchir… tout de front. Un fragments de la série « Noyau caudé » de Juliette Belleret pour Magazine Aléatoire.

Depuis hier, ça a dû augmenter d’un dixième de degré. Ça augmente chaque jour, comme ça, tout petit à petit. Ça s’est mis à augmenter plus sensiblement depuis le passage à l’heure d’été, quand il a perdu une heure de sommeil et qu’il a vu les machines arriver. Mais ça avait commencé bien avant. Ça a commencé au moins quand sa mère lui a parlé un soir dans la cuisine, quand elle lui a dit que le gardien avait raconté que les animatrices avaient entendu que les bailleurs avaient fini par trouver un accord et qu’en vrai il était temps parce que ça pouvait plus continuer, que même pour les enfants, en vrai ça leur changerait d’environnement et ils finiraient par être contents, mais il fallait pas encore trop leur parler parce qu’il valait mieux attendre de voir comment les parents voudraient gérer, et si ça se trouve tout le monde se précipiterait pour déménager, parce que tout le monde serait content de se barrer, surtout depuis la fuite d’eau que personne veut réparer, franchement…

Depuis ce soir-là, et peut-être même avant, c’était comme si on augmentait d’un demi-degré toutes les 24 heures le feu sous la casserole où on veut cuire les grenouilles. Ça fait longtemps que ça augmente doucement, et maintenant son front est bouilli, son front bout un peu plus toutes les 24 h.

C’est plutôt comme du goudron en ébullition : très mou, très chaud, et très lourd. Du goudron qui met longtemps à bouillir, avec des poches d’air qui poussent très lentement et très dur depuis le fond. Ça prend tout le front, qu’il a particulièrement grand, particulièrement apte à bouillir.

Un jour, il se lèvera avec le front tellement bouillant que ça va déborder sur ses tempes, couler sur son œil gauche et le fermer à jamais. Couler sur son visage, entre ses cheveux, coller ses cheveux à l’oreiller ; se répandre sur tous les draps, sur le lit même et jusqu’entre les fibres de la moquette, jusqu’au vieux lino dessous ; flaquer sur le lino pas cher, mal recouvert. Ça va goutter partout, ça va infiltrer les sols de l’appartement et les plafonds des voisins du dessous. Ça suivra les chemins déjà tracés par l’eau de pluie ; ça collera tout ensemble, même l’ascenseur qui pue, même les boîtes aux lettres, ça bloquera la porte d’entrée puis ça remontera, ça traversera jusqu’à l’autre côté, même les apparts du dessus, même les apparts vidés par les familles qui ont déjà été relogées. Et ça finira par lui re-goutter dessus, depuis la tâche d’humidité au-dessus de son lit. Lui, il pourra plus bouger, même plus tendre la main à peine, même rien que pour éteindre le rappel de son réveil.

Détail de construction, Juliette Belleret court. Elle poursuit le mouvement d’une présence entre deux ouvertures. Guette l’échappée où les passages font corps. Elle inaugure une porte alors elle s’ouvre. Délimite une fenêtre alors elle s’ouvre. Sinon coulisse, ou bien bascule, ou bien pivote ou bien souffle. Opus Incertum.

« Front » est un extrait de Reste jour, roman en construction de Juliette Belleret. Plusieurs fragments sont produits au cours de résidences, projets d’expositions, et publiés au fil du temps dans divers médias.

En savoir plus : juliettebelleret.portfoliobox.net@juliette.belleretRevue 2k2

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Texte : Juliette Belleret — Image : catalogue Fonderie Deberny et Peignot, collection Magazine Aléatoire.
10/2024

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