Donne sur la voie

Bienvenue en enfer

Bas de l’immeuble, ce matin, 8 h 20 environ. Je suis censé accompagner Pablito à l’école, comme tous les matins des semaines impaires – sauf les lundis – plus les lundis des semaines paires. Pour aller à l’école, il faut traverser la chaussée et prendre la rue de l’Orient, en face. Mais, ce matin, sans un mot d’explication pour mon fils, je prends à gauche, direction Jeanne‑d’Arc, on verra bien ce qu’il en dit, s’il en dit quelque chose… J’ai à peine fait deux pas sur le trottoir, dans la mauvaise direction, qu’il m’interpelle : « Tu vas où, papa ? C’est par là, l’école ! ». « Écoute, mon fils » – là, j’improvise, je veux dire, je continue d’improviser – « écoute, fiston, je viens de me rendre compte qu’on est samedi et donc qu’il n’y a pas école aujourd’hui, hé, hé, c’est bête, hein ? » Mine de rien, on a dépassé deux ou trois pâtés de maisons tout en parlant – il faut dire que pour que la décision improvisée d’aller à gauche plutôt qu’à droite fût irrémédiable, je m’étais mis à courir et Pablito avait suivi – mais là, d’un coup, d’un coup de dé du hasard de ma caboche, je décide de revenir sur nos pas jusqu’au carrefour précédent. « Bienvenus en enfer, les gars ! » Je sursaute. C’est le boulanger du coin, de ce fameux carrefour, planté devant son échoppe, qui a parlé. Pas de doute, c’est à Pablito et à moi qu’il s’est adressé. Il sourit tout en nous regardant et répète : « Bienvenus en enfer ! » Je sens que je dois être livide, mais Pablito ne se démonte pas : il s’approche du boulanger et lui décoche, sans prévenir, un joli coup de pied dans le tibia. « T’as fait peur à mon père ! Mais, dis-moi – il baisse la voix, comme s’il ne voulait pas que j’entende – dis-moi : quel jour on est ? ». On élève des enfants, si ce n’est dans la confiance, du moins dans la crainte. Quel père ayant invité son fils, monté sur une table, à se jeter dans ses bras ne s’est pas écarté au dernier moment afin que celui-ci apprenne à n’avoir confiance en personne, pas même en son père ? Je coupe court : « Mais il ne sait pas, le monsieur, tu vois bien qu’il est en enfer, le pauvre monsieur, un enfer blanc de farine, certes, mais infernal, et tu crois qu’en enfer, il y a des jours de repos, des week-ends et des vacances ? En enfer, on va à l’école tous les jours, c’est lundi tous les jours, en enfer ! C’est pour ça qu’il faut qu’on file, vite, vite, sinon va falloir que tu rentres en classe avec ce monsieur, à l’école de l’enfer, mon chat, tu n’y tiens pas, non ? Viens, je connais une autre boulangerie, viens ! » J’empoigne alors la main de mon gosse et nous éloigne au plus vite de cet antre de l’enfer devant lequel le boulanger finit de se relever, le visage encore déformé et par la douleur du coup de pied qu’il a reçu, et déjà par le désir d’en découdre… « Filons, fiston, les croissants sont meilleurs ailleurs. – Ouais, c’est toujours ce que tu dis, devant toutes les boulangeries et j’ai jamais de croissant. D’ailleurs, je veux pas de croissant, on a déjà pris le petit-déjeuner, je veux de la glace, de la glace à la… » La fin de sa phrase est proprement avalée par la stridence d’un puissant moteur, une sorte de vibration aigüe, continue et croissante, doublée d’une explosion ininterrompue. Le ciel se couvre soudain d’une épaisse fumée. « Ferme une narine », dis-je aussitôt à Pablito, inspiré subitement et contre toute attente par l’instinct de protection paternel, à quoi la perspicacité et la défiance filiales répondent, du tac-au-tac : « Une seule, papa ? » Il a mis là le doigt où ça fait mal, bien entendu – il se souvient sans doute de sa chute de la table – soupçonnant avec sagacité mon instinct protecteur mâtiné d’une inconsciente, et par là plus terrible encore, propension à l’infanticide – mais bon, c’est ma faute, si je m’étais plutôt écrié : « Ferme tes narines ! » en ajoutant aussitôt, pour plus de sûreté, « et bouche tes oreilles ! » il n’aurait certainement pas eu un seul doigt libre pour le mettre là où ça fait mal et j’aurais su à coup sûr (de dé ou d’autre chose) répondre à la perspicacité non moins méfiante de sa réserve probable, du genre « mais comment je fais avec deux mains pour me boucher deux narines et deux oreilles ? ». Mais je m’égare. Pour l’heure, il s’agit de ne pas se faire écraser par l’atterrissage, en pleine place Jeanne d’Arc, de la fusée de son frère aîné qui, d’un coup, se met à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, puis à l’envers et se pose enfin. Le sol en tremble encore durablement. Quel faux samedi, mazette !

J’aurais mieux fait d’emmener mon môme à l’école ! Lorsqu’au bout de deux ou trois minutes, la fumée se dissipe, nous apercevons l’engin : une fusée rouge et blanche à la Tintin, avec un unique hublot à travers lequel on distingue nettement la bouille du grand frère que je suis certain d’avoir laissé, un quart d’heure plus tôt, dans l’appartement, dans son lit même. « Bienvenue en enfer ! » comme a dit l’autre avec – ce qui dorénavant me semble être – raison. Le hublot s’ouvre, le grand frère jette une échelle de corde au-dehors et s’en extrait : « Enfer, oui, nous lance-t-il triomphant, mais enfer de glace ! Je vous en ai apportée des pleins bacs, des sorbets et des crèmes glacées, goûtez çui-là, couleur émeraude, au parfum d’un fruit inconnu des Terriens, trop bon ! ». Personnellement, pour la glace, malgré la saison, je trouve qu’il fait un peu froid.

Jour d'école ! « Bienvenue en enfer », extrait de la série « Finlandia, froids récits idiots » d'Ana Tot pour Magazine Aléatoire.

Faites un trou peu profond dans le sable. Si vous ne voyez pas créez un trouble au plafond dans le sas. Toujours rien ? Pourtant il y a un double dans le fond. C’est mieux qu’un subterfuge, c’est un dédoublement, on l’appelle Ana Tot.

Bienvenue en enfer fait partie de la série « Finlandia, froid récits idiots » d’Ana Tot.

En savoir plus : @Ana-Tot-Grand-Os

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Texte : Ana Tot — Image : d’après Tissu chauffant dit « thermoplasme » Alsthom, Nouvelle encyclopédie pratique d’électricité, librairie Aristide Quillet, 1933.
04/2025

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