Donne sur la voie

Jeux de nains

En sortant de la caravane, je croise Pierrot, qui au passage me retient par la manche pour me souffler à l’oreille : « Tu vois le nain, là… »
Moi : « Un nain ?

— Oui, le nain qui porte un…
— Le nain ?
— Le nain, oui, le nain.
— Le nain quoi ?
— Le nain, quoi !
— Le nain porte ?
— Un autre nain ?
— D’une seule main…
— Un autre nain ?
— Le même nain.
— Non, je demande s’il porte un autre nain.
— Et que veux-tu que le nain, même gros et costaud, porte si ce n’est un nain ?
— Un autre nain, donc.
— Bon sang ! Le même nain, le porteur, le nain est le porteur.
— Mais le nain porte quoi ?
— N’importe.
— Mais quoi ?
— N’importe quoi !
— Mais quoi ? Le grand nain porte quoi ?
— Le nain, le grand, porte d’une seule main un autre nain.
— Et l’autre ?
— L’autre, on s’en fout !
— Oui, mais quand même, quoi ?
— L’autre nain est son cousin.
— Oui, de sa famille, tu l’as dit déjà, mais l’autre main, dans l’autre main du premier nain ?
— L’autre main ?
— Oui, l’autre main fait quoi ?
— L’autre main fait rien.
— Non.
— Comment ça, non ?
— Non.
— Puisque je te le dis.
— Non, la main peut pas rien faire.
— Si je te le dis.
— Jamais. Une main, ça fait toujours quelque chose.
— Ah ? Et elles font quoi tes mains, là, par exemple ?
— Regarde-les, toi, et dis-moi.
— Je regarde, je regarde, je vois qu’elles font rien.
— Et les tiennes ?
— Pareil.
— Ah, tu vois !
— Je vois quoi ?
— Elles font pas rien, puisqu’elles font pareil.
— Pareil que rien, ça fait rien.
— C’est déjà ça, faire pareil, c’est pas faire rien.
— Bon, admettons, mais les tiennes, on est d’accord, elles font rien.
— Ah, non !
— Elles font quoi alors, tes mains, là, qui pendent ?
— Elles font pareil que les tiennes.
— Rien, donc.
— Non, pas rien : elles pendent.
— Pendre, c’est pas faire.
— Pas faire, c’est pas même faire rien, alors.
— Peuh.
— On s’en fout. Écoute. Mes mains ne font pas que pendre, regarde bien.
— Je regarde, je regarde et je vois qu’elles font que pendre.
— C’est un bon début, tu vois.
— Quoi ?
— Tu vois : premièrement qu’elles pendent, deuxièmement qu’elles font que pendre.
— Et ?
— Ça fait déjà deux faire.
— Moi, je parlais d’action. En termes d’action, nos mains ne font rien.
— Regarde bien mes mains.
— Je regarde, je regarde et je vois qu’elles font qu’être regardées. Tu vas appeler ça faire quelque chose, être regardé ?
— Non, regarde encore… mes mains luisent.
— Elles luisent ?
— Oui, mes mains luisent. Alors maintenant, dis-moi, qu’est-ce qu’elle fait l’autre main du nain, celle qui ne porte pas son nain de cousin ?
— Si tu veux, elle luit.
— C’est tout ?
— Elle tient un fouet.
— Un fouet ?
— Ouais.
— Elle tient une chaise ?
— Ah ?!
— Elle chatouille l’aisselle du cousin.
— Qui se trémousse ?
— Oui.
— Il va tomber.
— Non.
— Ah ?
— La main a cessé de chatouiller…
— Et ?
— Elle pointe du doigt.
— Quel doigt ?
— Celui qui a une grosse bague.
— Quel doigt ?
— Le nain porte une bague au doigt.
— Quel doigt ? Quel nain ? Comment, la bague ?
— De ce doigt bagué qui est tout potelé et tout court, mais qui est quand même le majeur de la main, le nain pointe quelque chose au loin…
— Et le cousin, il continue de le tenir de l’autre main ?
— On s’en fout du cousin !
— Le cousin porté, il fait quoi ? Je veux dire, ses mains, elles font quoi ?
— Tu ne veux pas savoir ce que le nain porteur pointe du doigt ?
— Est-ce qu’elles luisent ? Est-ce qu’elles font pareil ?
— Pareil ?
— Oui, pareil que celles de son cousin.
— Comment ça ?
— Ben, est-ce que d’une main le nain porté porte un autre nain, tandis que de l’autre il pointe du doigt au loin dans la même direction que le doigt de son cousin porteur ou dans une tout autre direction…
— Ne dis pas n’importe quoi !
— Réponds-moi !
— D’accord, l’une des mains du nain porté porte la main à son sac, met la main dans son sac.
— Tu veux dire que la main porte la main ?
— Façon de parler !
— Et il en sort quoi, du sac ?
— Ça.
— Ça quoi ?
— Ça rien, justement, rien !
— J’ai froid.
— Quoi ?
— J’ai froid.
— Ah ? Rentrons alors.
— Oui, s’il te plaît, j’ai un peu froid. »

Qui porte qui ? « Jeux de nains », extrait de la série « Finlandia, froids récits idiots » d'Ana Tot pour Magazine Aléatoire.

Faites un trou peu profond dans le sable. Si vous ne voyez pas créez un trouble au plafond dans le sas. Toujours rien ? Pourtant il y a un double dans le fond. C’est mieux qu’un subterfuge, c’est un dédoublement, on l’appelle Ana Tot.

Jeux de nains fait partie de la série « Finlandia, froid récits idiots » d’Ana Tot.

En savoir plus : @Ana-Tot-Grand-Os

Lire aussi : Mes lunettesLes trois muetsLe signal

Texte : Ana Tot — Image : d’après Éléments constitutifs de sèche-cheveux en matière moulée, Nouvelle encyclopédie pratique d’électricité, librairie Aristide Quillet, 1933.
12/2024

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