Court toujours
Un manoir dans la nuit
Un manoir dans la nuit dressé sur une colline, tel le crâne d’un rocher émergeant d’une rivière aux flots noirs.
Noble dans son délabrement, fort d’une fierté passée, désormais vêtu des loques de l’usure et de l’abandon. Sa disparition ne tient qu’à un fil ; s’il parvient encore à s’élever sur ses fondations, c’est parce que subsiste en lui quelque âme qui vit.
Entre les murs noircis par les moisissures et maculés de salpêtre, au-dessus des différents étages déserts où gémit le vent et craque le plancher, quelqu’un résiste à la ruine. Ultime habitant des lieux, locataire obstiné, il est entré par l’une des fenêtres bordées de lierre de l’ancien salon de musique, a déambulé dans les couloirs, de pièce en pièce, au milieu des bris de verre, des derniers meubles vermoulus et des cheminées pétrifiées, avant d’élire domicile après le dernier palier ; là où demeurent intactes les lucarnes, et où les hurlements de la tempête sont les plus déchirants.
« Blotti entre d’épaisses couvertures de laine à moitié dévorées et imprégnées de poussière, il respire avidement le parfum d’une robe blanche laissée suspendue après le départ de la dernière occupante. »
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Il ne s’autorise que de rares sorties, et ne quitte jamais la maison.
C’est dans l’armoire de ce qui fut une chambre qu’il passe le plus clair de son temps ; le seul recoin où l’on trouve refuge et tiédeur en cette bâtisse désolée, malgré l’épaisseur de son obscurité derrière les battants clos, qui protègent de l’hiver perpétuel et étouffent les abominables râles de la nuit.
Blotti entre d’épaisses couvertures de laine à moitié dévorées et imprégnées de poussière, il respire avidement le parfum d’une robe blanche laissée suspendue après le départ de la dernière occupante. Le visage enfoui dans l’étoffe, il s’enivre de l’odeur rance et suave de coton usé, où il semble déceler le souvenir poudré des fards d’ivoire et des talcs sur la peau. Dans cette niche de bois lourd règne un parfum de lait caillé, de miel amer et de myrrhe. Son esprit est envahi d’images folles, d’éblouissements troubles. Il rêve alors à la lumière qu’il lui semble avoir perdue à jamais.
Il ne connait pour ainsi dire que la nuit. Son corps est frêle et blanc, ses membres secs fragiles comme du papier. Une fois extrait de son abri, il se met en quête d’un morceau de jour, et s’élance dans un souffe, toussote, titube sur les tapis empesés. Il longe et heurte les cloisons, se déplace à tâtons, parle en silence aux tableaux rongés d’humidité. Les visages peints s’effritent et se fanent, pour bientôt se répandre en cendres sur le parquet gris, déjà jonché de momies de fleurs.
Désorienté, il attend désespérément de rencontrer la lueur d’une bougie, tout en fuyant le soleil, dont l’éclat trop puissant l’anéantirait à coup sûr. Son monde de ténèbres vacille constamment. Il se cramponne au même fil que sa misérable demeure de pierre pour ne pas perdre pied. Il ignore encore que l’aube ne se lève jamais sur la colline.
Le temps s’écoule fébrilement, malgré le mutisme de l’horloge. Exténué et toujours aveugle, ballotté par les courants d’air glacés, il regagne sa cachette. Il se glisse de nouveau au creux des édredons, agrippe le fin tissu de la robe oubliée et se rendort, retrouvant son rêve brûlant, d’étreinte vive et de fumée d’encens.
Sur la vitre ruissellent les assauts de la pluie. Dans leur course sinueuse et saccadée, on ne saurait dire où les gouttes hésitantes trouvent le faible reflet blafard qu’elles traînent derrière leur passage. Peut-être se chargent-elles de rayons de lune, par-delà les nuages, avant de s’abattre avec fracas sur les carreaux.
Les récits sont innombrables. Ils sortent de partout, d’un écrin de savon, d’une tête de mort en plastique, d’un chant qui coule en secret. Ils partent n’importe où, ruisseau dévalant la montagne, entre chênes et bouleaux. Et Zoé Viala en attrape, en élève, en fixe quelques-uns sous la lumière d’une lampe à lave bleue. Et tout s’échappe.
En savoir plus : @zo.evia.la
Texte : Zoé Viala — Image : Caroline Pandelé.
11/2024
Et ailleurs…