Noyau caudé

Thé

Peu avant 17 heures, un rayon doré entre par la fenêtre de la cuisine et élit domicile au bord d’un échiquier sur pied. Le rayon touche en premier un arbre minuscule posté dans l’angle du plateau comme un roi mal placé, dépassé par son ombre doucement étalée sur une large boîte en bois fermée par un noble loquet.

Depuis l’autre côté de la pièce, il a vu le rayon arriver. Il se lève pour ouvrir la boîte au moment où le soleil l’atteint et embrasse les parfums qui se lèvent avec le couvercle. Il se fige un instant pour prendre les odeurs et la chaleur du soleil sur ses mains. À l’intérieur du coffret, il prélève une petite boîte ronde métallique sur laquelle on a écrit « 3–4 min / 65° », et referme vite pour ne pas dépenser tous les parfums.

Pour la température, il a appris à faire sans thermomètre, en repérant le moment de couper le feu sous l’eau juste avant son premier frémissement. Au début, il avait du mal à maîtriser l’allumage de la plaque : la flamme s’éteignait tout le temps alors qu’il laissait le bouton enfoncé longtemps pour bien distribuer le gaz. Puis un jour, il a compris que le repère à capter pour relâcher le bouton n’était pas la grosseur de la flamme qui apparaissait, mais son sifflement. Maintenant, il allume le feu au son de son souffle, et les yeux déjà ailleurs, il ouvre le robinet pour laisser couler l’eau qui se réchauffe dans l’évier. Après quelques secondes millimétrées, il tend sous le jet une casserole à bec verseur qu’il remplit toujours un peu trop, exprès. Il replace le mitigeur sur le côté froid pour que personne ne se brûle. L’eau vibre sur les bords bombés du cuivre quand il la pose sur la plaque, et il ajuste la flamme pour qu’elle ne vienne pas lécher les côtés, mais qu’elle tape juste en-dessous de la casserole sans faire chauffer le manche que l’on doit attraper.

L'art du thé, et de la précision. Un fragments de la série « Noyau caudé » de Juliette Belleret pour Magazine Aléatoire.

Il couvre, puis va chercher un petit paquet dans la boîte sur l’échiquier. C’est un chiffon qui enrobe une théière qu’il dépose au bord de l’évier. Depuis la boîte métallique, il fait glisser quelques feuilles à l’intérieur. On voit que ce sont des feuilles entières, toutes petites, des jeunes pousses qui ont pris leurs parfums aux fleurs de jasmin qu’on y a mêlées et aux pétales de rose qui les ont précédées dans la petite boîte en métal. Il place quelques feuilles sèches dans un bol sur le plateau, comme ça on saura quel thé on boit.

Au bon moment exactement, il retire l’eau du feu. Il attend 19 secondes face à l’évier, à la fenêtre et à la théière que la grande aiguille revienne au début de sa course. Il tient tout ce temps la casserole par son manche sans se brûler, puis laisse couler au fond de la théière l’eau qui fait tourner les feuilles et les fleurs, qui fait tout remonter à la surface avec les odeurs.

Il place l’infuseur après, comme ça la petite grille maintient le thé au fond pendant que l’eau ne cesse de monter, de remplir, jusqu’à sortir par le bec et bientôt par les bords où l’on place le couvercle. L’eau se déplace sur les flancs de la théière par de petits filets qui forment des cascades de plus en plus longues et de plus en plus fines, qui inondent par tous les côtés et se rejoignent en-dessous pour tomber ensemble au fond de l’évier. L’eau pourrait monter encore jusqu’à déborder et couler au sol par tous les côtés pour continuer de monter, de remplir, jusqu’à sortir par la fenêtre de la cuisine… Mais heureusement, tout ça ne dure que le temps de dire une phrase, le temps de laisser boire tous les pores de la terre cuite et de bien distribuer la chaleur à l’intérieur.

Quand 3 minutes ont passé, il installe des tasses sur le plateau, prêt à y jeter l’eau. Il est 17 heures, on va sonner bientôt. Il suit le trajet tracé par un nouveau rayon qui file de la cuisine vers la porte d’entrée en suivant la tranche du volet. On sonne, ça y est. Juste avant de s’élancer, il a décalé l’échiquier d’un demi-degré.

Détail de construction, Juliette Belleret court. Elle poursuit le mouvement d’une présence entre deux ouvertures. Guette l’échappée où les passages font corps. Elle inaugure une porte alors elle s’ouvre. Délimite une fenêtre alors elle s’ouvre. Sinon coulisse, ou bien bascule, ou bien pivote ou bien souffle. Opus Incertum.

« Thé » est un extrait de Reste jour, roman en construction de Juliette Belleret. Plusieurs fragments sont produits au cours de résidences, projets d’expositions, et publiés au fil du temps dans divers médias.

En savoir plus : juliettebelleret.portfoliobox.net@juliette.belleretRevue 2k2

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Texte : Juliette Belleret — Images : catalogue Fonderie Deberny et Peignot, collection Magazine Aléatoire.
02/2024

Et juste après…

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