Noyau caudé

Lit

Ça toque à la porte. Il ne bouge pas. Il tend l’oreille, en surveillance.

C’est elle qui ouvre. C’est elle qui parle.

Il y a une voix qui arrive du dehors, qui se glisse par la très maigre et très longue entre-ouverture de la porte. La voix s’allonge par là et s’affûte, elle s’étire, comme s’étire un chat juste avant de bondir. La voix file entre les cheveux de la petite fille et s’insère dans la chambre, elle tourne entre les murs, elle ronde autour du lit. Mais elle ne traversera pas la porte du placard, ça c’est sûr.

C’est un filet de voix grave et grasse – on dirait même visqueuse. Une voix qui tâche et qui colle, comme une tâche de pétrole dans la mer, qui tâche tellement qu’on en parle à la télé. Comme de la poix on dirait ; ou de la suie. Comme de la suie qui colle. Ça ressemblerait à quoi, de la suie qui colle ?

Ce serait comme la peinture des ateliers qui reste sur les mains de sa sœur alors qu’elle fait tout pour les laver. Sauf que ça va pas sur les mains, ça va dans les cheveux, ça va autour du crâne. Et ça reste, ça colle et ça luit. Ça va sur le visage, c’est une ombre qui tient un siège et qui va attaquer.

C’est un filet de voix qui va coller à la chambre, qui va la travailler et qui va la déformer, ça c’est sûr. On pourra faire tout ce qu’on peut pour tout nettoyer, mais ça va s’insérer entre les draps. C’est sûr que ça doit déjà filer entre les draps, comme une vague ou une anguille. Ça étire, ça affûte et ça allonge les barreaux du lit, ça grossit, ça grandit. Le lit va finir par occuper toute la pièce et il sera infesté des vagues et des anguilles, on ne pourra plus y dormir sans faire de rêves, et on ne pourra plus y faire de rêves sans y rester. Ça, c’est sûr.

Ça coule, ça court, ça colle, c’est sûr… cette voix. Un fragments de la série « Noyau caudé » de Juliette Belleret pour Magazine Aléatoire.

La voix est partout derrière la porte du placard. Elle file. Elle avance. Elle est tellement affûtée qu’elle zozote. Elle doit avoir la langue trop large pour sa bouche. En plus, elle commence toutes ses phrases par « Je ». Et par la porte chaque son s’étire, s’allonge, s’affûte, s’aiguise. À chaque fois qu’elle commence à parler ça fait « Zzzzzzz ». Elle veut et elle exige.

Elle dit « Je compte jusqu’à dix ».

C’est maintenant qu’il faut surtout rester caché. Il faut surtout fermer les yeux. Les yeux fermés, il faut compter. 1, 2, 3… Compter les secondes comme quand on veut passer la journée. 4, 5, 6… Compter les moutons comme quand on veut s’endormir. 7, 8, 8 et demi… Compter les notes de piano qu’on met quand on veut se détendre, penser à quelque chose de doux, penser à n’importe quoi, essayer d’être ailleurs. 9, 9 et demi, 9 trois quarts…

On ouvre les yeux.

L’espace est vaste et clair, avec beaucoup de vitres, beaucoup de portes, avec des arbres à l’intérieur. Ici, les couleurs du ciel changent celles des murs et des visages à chaque heure. On a accroché des dessins aux murs, sur de vieux papiers, sur de grandes feuilles récupérées des ateliers pour enfants, sur des feuilles nacrées ou roses, sur de très grands formats.

Les dessins occupent tout le volume d’espace qui leur est offert sur chaque papier, dans un effet de cadrage en-dehors de quoi rien n’existe. Un geste, une silhouette, un œil, un chat, un mot inventé… Tout est là, immédiatement. Pas de hors-champ. 

Plus aucun bruit derrière la porte du placard. Il ouvre très légèrement. Son bras est tendu, hésitant. Ses pupilles sont tellement dilatées qu’il peut tout voir dans l’obscurité.

Dans la chambre, c’est marée noire. Ça part de sous le lit et puis ça monte petit à petit. Il peut voir tout ce qu’elle a dit. Tout occupe et tout remue la nuit de ses reflets emmêlés. Sa sœur a commencé à nettoyer, sans rien dire. Elle s’agite dans la suie. On peut seulement voir ses deux grands yeux qui s’ouvrent et qui regardent dans le creux des vagues.

Détail de construction, Juliette Belleret court. Elle poursuit le mouvement d’une présence entre deux ouvertures. Guette l’échappée où les passages font corps. Elle inaugure une porte alors elle s’ouvre. Délimite une fenêtre alors elle s’ouvre. Sinon coulisse, ou bien bascule, ou bien pivote ou bien souffle. Opus Incertum.

« Lit » est un extrait de Reste jour, roman en construction de Juliette Belleret. Plusieurs fragments sont produits au cours de résidences, projets d’expositions, et publiés au fil du temps dans divers médias.

En savoir plus : juliettebelleret.portfoliobox.net@juliette.belleretRevue 2k2

Lire aussi : FrontPoidsSolThé

Texte : Juliette Belleret — Image : catalogue Fonderie Deberny et Peignot, collection Magazine Aléatoire.
06/2025

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