Donne sur la voie
Les trois muets
Il y avait, dans notre petite ville, deux muets que l’on voyait toujours ensemble. On les prenait pour des frères. Ils ne l’étaient pas. Amis non plus. Mais laissez-moi vous expliquer. L’un des deux muets était une. Sourde, en plus, d’où son mutisme. L’autre l’était par élection. Par volonté serait plus juste. Par absence de choix, en vérité. Je vais vous raconter.
Il y a, dans la ville, pour mon malheur, non pas deux, mais trois muets. Un des trois, à dire vrai, est un imposteur. Et l’imposteur, c’est moi. J’ai été un grand bavard, mais ici et maintenant personne ne s’en doute.
Au début, nous habitions ensemble, elle et moi. Comme nous ne parlions pas, nous avions pris le parti de coucher ensemble. Rien de tel que de partager sa couche pour ne pas se parler. Quand le besoin de monologuer me prenait, je m’enfermais aux toilettes. Pour les grandes et longues envies, je voyageais. Oh, pas très loin. La ville la plus proche suffisait. J’entrais dans le premier troquet et, sûr qu’on ne m’y connaissait pas, je veux dire qu’on ne m’y connaissait pas comme muet, je m’épanchais, parlais au premier venu, au second, au troisième ; j’épuisais en paroles, en cris, en chansons jusqu’au dernier… puis, après une nuit, après deux ou trois, selon le besoin, je rentrais chez nous, dans notre petite ville, et restais coi auprès de ma mie muette le temps qu’il fallait. Nous forniquions alors beaucoup car nous avions beaucoup à dire, nous dire, surtout elle, après ces heures ou ces jours de séparation.
Mais un jour est arrivé l’intrus. C’est elle qui l’a ramené. Ou peut-être que c’est moi. Un vrai muet comme elle, je le sais. Je l’ai testé d’entrée, l’ai fait boire, l’ai chatouillé, énervé, lui ai tiré le nez et les oreilles ; lui ai parlé, écrit plutôt, politique ; lui ai promis argent, filles, gars, charcuterie… Rien n’y a fait, il n’a jamais pipé mot. J’ai fini par le laisser tranquille. L’imposteur, c’est moi. Comme elle, il fornique beaucoup, pour compenser évidemment le manque chronique d’expressivité vocale. C’est qu’il lui faut bien deux muets à ma muette pour satisfaire son besoin de communication non- verbale. Lui, c’est pareil. Je me suis rendu de plus en plus régulièrement dans la ville voisine où j’écumais maints et maints cafés. J’ai tant parlé que j’en ai perdu la voix. On s’est lassé de moi. Je me suis lassé de tout et de tous. J’ai aimé ces inconnus tout-oreilles, les savoir tout-bouche à présent m’a horripilé. Je me suis percé les tympans. Un temps j’ai pu continuer à déblatérer. Bientôt, à force de ne point m’entendre moi-même, ma diction est devenue incompréhensible, si bien qu’on s’est détourné de moi. Je me suis fatigué de baragouiner. Je me suis tu. Je suis devenu un vrai muet.
Aujourd’hui est un grand jour. Nous sommes allés nous marier. Avant de partir, nous avons tiré à la courte paille et j’ai perdu. J’ai oublié quel était l’enjeu, nous n’avons pas pu nous mettre d’accord, il faut dire que ma muette est analphabète, quant à l’autre, il est aveugle, pas facile de communiquer autrement qu’en niquant et forniquant. Le mariage n’a été qu’une formalité. Ça fait longtemps que pour prouver mon amour, j’ai opté pour l’ablation de mes deux bras. Au restaurant, où nous avons fêté l’heureuse officialisation de notre ménage à trois, ma muette et l’autre m’ont donné la becquée. À présent nous rentrons chez nous : elle, lui, et moi qui les précède de quelques pas. J’ai hâte d’être à la maison. J’ai un peu froid.
Faites un trou peu profond dans le sable. Si vous ne voyez pas créez un trouble au plafond dans le sas. Toujours rien ? Pourtant il y a un double dans le fond. C’est mieux qu’un subterfuge, c’est un dédoublement, on l’appelle Ana Tot.
Les trois muets fait partie de la série « Finlandia, froid récits idiots » d’Ana Tot.
En savoir plus : @Ana-Tot-Grand-Os
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Texte : Ana Tot — Image : d’après Radiateur parabolique, Nouvelle encyclopédie pratique d’électricité, librairie Aristide Quillet, 1933.
04/2024
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