L’entrevue effilée
Contrefous-toi toi-même
Il a déjà expliqué mais il veut bien encore. « Je suis raide et j’emmerde la souplesse ».
Alain Guyard — Lorsque je me penche et que je m’incline, je ne me retrouve pas. Je me perds. On se perd à s’incliner. Toute l’histoire d’une vie tient là-dedans. Lorsque Marcel Conche se fit ordiner prêtre, on le fit s’incliner, puis s’allonger face contre terre, les bras en croix, pour recevoir l’investiture. Il se promit que le lendemain, il allait reconquérir sa dignité, passée cette humiliation. Mais rien ne nous lave de l’humiliation de s’incliner une fois. Il en perdit la foi et le froc. Ce qui est une bonne chose.
Une créature, un créateur, le genre déraille et toi tu choisis quel train ?
Je réfute la créature et le créateur, qui s’inscrivent l’une et l’autre dans une métaphysique créationniste, monothéiste et d’invention tardive. Outre le fait que cela soit grotesque (si le monde a été créé, qu’y avait-il avant, etc.), je trouve que l’invention de Dieu, qui n’a pas dix mille ans, est la preuve de l’orgueil dément de l’humanité, et qu’il faut commencer par tuer Dieu avant toute entreprise de bon sens. Je déteste les gens qui ont la foi, qui sont tous des crypto-fascistes n’ayant que dédain pour vous, quand vous avez la gentillesse et la pudeur d’être athée. Je suis théophobe et misothée.
Quant au genre, je n’aime pas qu’il déraille. Cela laisse entendre qu’il n’existe qu’une alternative : être de son genre, ou être de mauvais genre et quitter la voie pour finir à l’ornière. Je suis de ceux qui défendent les gares de triage, grâce à quoi plusieurs voies différentes, plusieurs genres peuvent être empruntés. Et je suis un peu du genre emprunté.
Automne-hiver, trottoir-caniveau. Tu trouves ça tendu ou tendance ?
Je ne comprends pas la question.
Entre tout, pour un rien, tu te plies à quoi ?
Foutre ! J’ai déjà expliqué que je ne me plie pas. Que faudrait-il encore ? Que l’on soit flexible, souple, que l’on s’adapte ? L’adaptation, disait le cynique Démétrius, repris par Ellul, est une vertu d’esclave. Je suis raide et j’emmerde la souplesse. Raide comme la justice et le coup de trique. Et dans un monde abject comme le nôtre, il faut aimer celle-ci pour se consoler de celle-là.
Défiler, défier, défendre. Tu choisis quelle couleur ?
Tes questions sont compliquées. Je ne les comprends pas. Sans doute lis-je trop peu de magazines enjoués et pétillants, plein de gossips et de clins d’œil, mais enfin… Je ne défile plus depuis longtemps, c’est un rituel suranné qui renforce le contrôle social. Je n’ai pas envie de défier le pouvoir car c’est le reconnaître comme pouvoir. Et défendre, c’est déjà capituler puisque renoncer à l’offensive. Il vaut mieux se contrefoutre du pouvoir, et le ridiculiser. Il en crève de trouille. L’avenir sera au terrorisme pâtissier et à l’anarchisme burlesque. Donc ma couleur c’est crème.
Nous n’avons plus le temps. Tu veux quelque chose ?
Nous n’avons jamais le temps. Et quand nous en avons, nous nous y faisons chier comme un rat mort. On préfère s’affairer à mille conneries plutôt que de se supporter dans la lenteur et le temps englué. Pascal, ce fumier, le disait le premier, pour nous inviter à nous tourner vers Jésus-Christ, ce pédé rastaquouère comme disait Picabia. Comme je ne veux pas Jésus, que veux-je ? Ce que je désire (Lacan).
Il faut toujours finir sur Lacan, ça intimide et pousse au respect.
Quand le mouvement et l’imprévisible se sont imposés à Alain Guyard sous la forme d’un bifteck de papelards griffonnés, taillé dans l’abstraction, il a préparé un gros bouillon. Depuis, la gueule ouverte pour tenter le silence, dans une cuisine quelconque il vide et il remplit. Soupirs de rosière, gros bouillons, et plof. C’est un professionnel.
En savoir plus : alainguyard.fr
Entretien : Clarisse Lesot — Image : Alain Guyard, Rirette et moi.
11/2022
Et par là…