Noyau caudé
Sol
Quand elle rentre de sa journée, elle ouvre la porte sur un petit bonhomme qui brandit son poing dans l’air et qui distribue des ordres à tout ce qui l’entoure. Il a les cheveux pris dans les derniers reflets du jour qui passe de l’autre côté de l’immeuble d’en face, ça lui envoie de l’or qui lui tapisse le crâne comme une antique couronne. Quand ses mots s’accélèrent, il se met à tourbillonner, c’est un petit soleil furieux et agité avec le poing et le corps qui suivent en orbite. Il turbine et il fulmine à la face du monde qui se tient peut-être de l’autre côté de la fenêtre.
– Je dis la vérité ! Et maintenant, dites bonne nuit au mauvais garçon. Faites place…
À ces mots, un élan de son bras qui suit le « a » de « place » entraîne tout entier son corps satellisé, et son crâne doré pivote jusqu’à ce que son visage rencontre celle qui vient de rentrer. Quand ses yeux la croisent, ils augmentent, ils se froncent, ils grandissent avec la fin de la phrase qui monte depuis le fond de la gorge, la fin urgente de la phrase qui ne peut pas repartir en arrière, et qui sort avec fureur, jetée au visage de sa sœur.
Puis plus rien, il est coupé court. D’un souffle, il déserte le soleil qui l’embrassait encore au coin de la fenêtre, et s’assied fermement par terre.
D’un souffle aussi, elle dit :
– Tu devais rester caché jusqu’à ce que je rentre.
– C’est parce que je suis un bandit.
– Bah j’aurais dû te retrouver endormi comme un bandit dans son repère.
– Non, parce que j’étais en surveillance.
– Et tu surveillais qui ?
Il indique le mur voisin du bout de son menton, mais garde la bouche bien fermée.
Elle balaie l’air de sa main.
– N’importe quoi.
– Si, si. Si, si. Moi je sais ce qu’il fait. Je l’ai vu, je l’ai entendu. Il rentre chez lui à la même heure chaque jour sauf le lundi et le jeudi, où il revient des ateliers avec des trucs dans les manches. Une fois j’ai vu dépasser de la manche de son pull violet un cutter, un canif, et le bout d’un ciseau qu’il avait volé.
– Des ciseaux.
– Oui, ça c’est sûr qu’il en a pris plusieurs. C’est sûr qu’il les a pris aux ateliers le jeudi et le lundi soir après ses cours. Hier encore je l’ai vu, il faisait glisser un truc sous sa manche. Il le cachait dans son pull avant de rentrer, pour pas que sa mère le voit, ça c’est bien sûr. Et le soir je l’ai vu, je l’entends exactement de l’autre côté du mur, c’est sa chambre juste là.
De son menton, il pointe le même mur qui borde le lit et le placard. Mais avec la suite de sa phrase, il s’embarque tout seul et se lève pour aller toucher le mur de ses deux mains quand il en parle :
– Tu savais que c’était sa chambre juste là ? La nuit, il est contre le mur, j’entends que ça frotte près du sol, il doit machiner avec son sol. J’ai entendu qu’il s’était coupé l’autre jour. Il a dit « aïe » d’un coup et il s’est levé et il a marché vite. Il faisait un truc silencieux, un truc minutieux, puis il a dû se couper avec son ciseau, et ça l’a trahi. Il a dû rater ce qu’il faisait. C’est ça qui l’a trahi.
– On dit pas un ciseau, on dit des ciseaux.
– Non non non, écoute, je l’entends le soir, la nuit, il est tout près du mur, tout près du sol, c’est sûr qu’il découpe le sol depuis le mur. J’ai vu ça, déjà. Y’en a qui découpent le sol pour cacher des trucs sous le tapis, on le dit. Lui il cache des trucs, ça c’est sûr.
– Où tu as déjà vu ça ? T’es allé voir la télé ?
– Je l’ai entendu par la fenêtre. À mon avis c’était la télé du dessus.
Quand il voit un sourire échapper à sa sœur, il sait qu’il peut continuer.
– Tu sais, on peut l’espionner par notre fenêtre lui aussi, grâce au reflet de l’immeuble en face. C’est une nouvelle technique, c’est sûr que ça marche. Je l’ai déjà essayée. Il est penché tout le soir, et même toute la nuit, quand sa mère est sortie. Il longe tout le mur au sol de sa chambre. Il avance tellement lentement qu’on le voit pas bouger si on le fixe sans s’arrêter. Ça c’est quelqu’un qui a un lourd secret.
– Tu crois qu’il fait quoi ? Qu’il découpe la moquette de sa chambre avec ses ciseaux ?
– C’est sûr qu’il découpe la moquette de sa chambre avec ses ciseaux, tout le long du mur il la soulève tout petit à petit pour cacher des choses dessous. À mon avis, il a de plus en plus de choses à cacher vu qu’il s’arrête jamais. À mon avis, il va continuer avec le sol du couloir, puis du salon, puis de la cuisine. Il devra toujours le faire en l’absence de sa mère, quand elle est partie, la nuit, ça c’est sûr.
Détail de construction, Juliette Belleret court. Elle poursuit le mouvement d’une présence entre deux ouvertures. Guette l’échappée où les passages font corps. Elle inaugure une porte alors elle s’ouvre. Délimite une fenêtre alors elle s’ouvre. Sinon coulisse, ou bien bascule, ou bien pivote ou bien souffle. Opus Incertum.
« Sol » est un extrait de Reste jour, roman en construction de Juliette Belleret. Plusieurs fragments sont produits au cours de résidences, projets d’expositions, et publiés au fil du temps dans divers médias.
En savoir plus : juliettebelleret.portfoliobox.net — @juliette.belleret — Revue 2k2
Texte : Juliette Belleret — Images : catalogue Fonderie Deberny et Peignot, collection Magazine Aléatoire.
03/2024
Et puis…