Donne sur la voie
Mes lunettes
Dans mon rêve, je suis un homme, je veux dire : un garçon. Le rêve se passe dans un appartement, peut-être une maison. Devant moi, une femme se tient debout dans l’encadrement d’une porte. La lumière vient de la pièce derrière elle. Comme le couloir dans lequel je me trouve est dans l’obscurité, la femme est à contre-jour. Elle semble nue, avec une chevelure irisée, comme une crinière. Elle m’invite à la suivre d’un mouvement de la main à peine esquissé, ou peut-être simplement par la force de son regard, que je ne distingue pourtant pas, ou par la pensée. Bien que je sois attiré, quelque chose me retient : l’impression d’avoir laissé une casserole sur le feu.
Elle recule dans la pièce et la lumière du plafonnier l’inonde bientôt. Je vois alors qu’elle porte seulement une culotte dont je discerne la couleur à mesure qu’elle se rapproche du cône lumineux. Je rejoins le seuil de la porte. La femme est maintenant au centre de la pièce, juchée sur ce qui me semble d’abord un tabouret, mais qui en fait est un petit éléphant vivant, presque immobile. Sa culotte rose s’avère transparente. Je devine son sexe qui ressemble à une fleur. Elle baisse sa culotte et alors je vois que son sexe se détache de son corps et que c’est un bloc de bois sculpté avec un motif de fleur qui reste en suspend dans l’air. J’ai envie de le saisir et vais m’en approcher lorsque quelque chose de lourd me heurte le pied gauche. Je hurle de douleur et constate que c’est mon sexe qui en se détachant m’est tombé sur le pied. Il a la forme et le poids d’un gros caillou, un galet lisse et rond. En me penchant pour le ramasser, je remarque que je porte une cravate avec des motifs de galets. J’éprouve immédiatement de la honte à l’idée que ma cravate soit ornée de dizaines de sexes, de dizaines d’images de mon sexe. J’oublie le sexe-fleur, pressé de récupérer mon sexe-caillou, sur lequel j’aperçois une inscription que je n’arrive pas à déchiffrer parce que j’ai oublié mes lunettes – je m’en souviens à présent – dans la casserole laissée sur le feu. J’ai très peur qu’elles aient fondu complètement, mais je ne veux pas aller éteindre la flamme en abandonnant les sexes – la fleur et le caillou – de peur qu’ils ne soient plus là à mon retour. Mais d’abord j’ôte ma cravate. Sans doute la femme interprète mon geste comme un consentement, car aussitôt elle court vers moi et me tire dans la chambre en fermant la porte derrière nous. J’ai le temps de lire au dos de ma cravate, tandis qu’elle me l’arrache des mains, le mot « Raffaello », ou « Angelo », je ne me rappelle pas. Je repense au sexe-fleur-bloc-de-bois et au sexe-galet-écriture. Le premier flotte toujours, suspendu dans l’air de la chambre ; le second gît au sol, inerte, ce qui veut dire que d’une façon ou d’une autre – mais à ce moment-là je n’y songe pas – il m’a suivi dans la pièce. Je me baisse à nouveau pour tenter de lire ce qui est écrit sur mon sexe-galet, mais je n’arrive toujours pas à identifier les lettres. C’est alors que se détache de moi un autre objet plus petit qui me tombe sur l’autre pied, le droit. Je suis surpris, mais n’ai pas mal. Ça a l’aspect d’une boule de verre, de couleur bleue, enserrée dans un filet de corde, comme ces petites bouées de pêcheur. Et je comprends alors que c’est un de mes testicules qui vient de se séparer de moi. Je constate que la femme a disparu. Et l’éléphanteau aussi. Ne reste que le sexe-fleur flottant au milieu de la pièce. J’aperçois maintenant, contre le mur, un lit recouvert d’un drap sous lequel on dirait qu’un corps est allongé. Je m’approche car j’aimerais savoir si c’est l’éléphanteau ou la femme, ou les deux réunis. Je prie pour ne pas les trouver accouplés, tout en me dépêchant, car je pense à mes lunettes restées sur le feu. Avant que je tire le drap, celui-ci s’envole comme sous l’effet d’un violent courant d’air et je découvre aussitôt ce qui est couché sur le lit : un énorme poisson presque aussi long et large que le matelas et dont la vue, soudain, m’apaise. Le poisson est transparent, ou plutôt sa peau, car je peux voir l’intérieur de son corps qui est composé d’une multitude d’objets colorés – certains sont ronds comme des galets, d’autres ont la forme de fleurs – parmi lesquels je reconnais le sexe-fleur-bloc-de-bois, mon sexe-galet-écriture et mon testicule-bouée-bleue. Mes lunettes sont posées sur la table de nuit : ouf ! J’entends une petite voix, réjouie, qui murmure : elles sont cuites à point. Je les chausse pour savoir enfin ce qui est écrit sur mon galet, lorsque j’entends une autre voix, plus forte, celle de mon père, qui me demande de me réveiller. Et soudain j’ai un peu froid.
Faites un trou peu profond dans le sable. Si vous ne voyez pas créez un trouble au plafond dans le sas. Toujours rien ? Pourtant il y a un double dans le fond. C’est mieux qu’un subterfuge, c’est un dédoublement, on l’appelle Ana Tot.
Mes lunettes fait partie de la série « Finlandia, froid récits idiots » d’Ana Tot.
En savoir plus : @Ana-Tot-Grand-Os
Lire aussi : Les trois muets — Le signal
Texte : Ana Tot — Image : d’après Four de cuisine, Nouvelle encyclopédie pratique d’électricité, librairie Aristide Quillet, 1933.
04/2024
Et aussi…