Donne sur la voie
Le signal
Je prends le train. J’ouvre une bouteille de lait. Je la vide entre deux sièges du compartiment de première classe où je me suis installée. Je ne suis pas seule. J’éclaire l’intérieur de la bouteille avec la fonction torche de mon téléphone portable et je regarde à l’intérieur. L’hiver approche. La prochaine gare approche. On annonce dans le haut-parleur que tout voyageur abandonné par ses bagages sera détruit. Ma valise est restée en seconde. Dans la bouteille, il ne se passe rien. Je décide de m’en remettre aux autres voyageurs : au premier qui acceptera ma bouteille, je proposerai le baptême. Le contrôleur intervient. Il est interdit d’utiliser la lampe-torche pour lire le règlement du futur. Le train s’arrête. Personne sur le quai. Personne ne descend. Le silence dans le compartiment est total. Je change de compartiment. Je change de wagon. Partout, le silence. Je m’installe dans un filet à bagages pour mieux observer le haut des crânes. Les heures passent. Le train est toujours à l’arrêt. Toujours pas un bruit, pas une parole, pas un pleur. Je sanglote pour tester mon pouvoir de contagion. Au lieu de ça, j’assiste à une levée de mentons unanime. On semble m’indiquer le couloir, la porte au bout du couloir, le quai plongé à présent dans la nuit. Je décide de faire le contraire de ce que je désire le plus au monde, à savoir rester dans ce train pour me battre avec tous ceux qui oseront adresser la parole au contrôleur. De sorte que je descends du train. Ma valise est déjà là, je la reconnais parmi les milliers de valises qui tapissent le quai. La porte du train se referme derrière moi et le train s’ébranle. J’ouvre une valise au hasard, j’en sors une bouteille de lait. Je referme la valise et je prends la correspondance sur le quai d’en face. Le train est bondé, ou plutôt les couloirs, car aucun siège n’est occupé. Je sors mon billet et le présente à une femme qui hausse les épaules en me l’arrachant des mains. Elle tend le billet à l’homme qui justement est assis sur ses épaules. Je me demande si c’est son mari, il porte une alliance qu’il enlève et tend à la femme. Puis il mange mon billet et la femme ouvre la fenêtre du train qui vient de se mettre en marche. J’ouvre ma bouteille de lait et la vide par la fenêtre sur la voie. La femme enlève sa propre alliance qu’elle fait glisser avec celle de l’homme par le goulot débouché de ma bouteille de lait. C’est le signal. Tout le monde court s’assoir sur les banquettes vides, moi le premier. Je suis assise sur un journal que quelqu’un a dû oublier. Je n’ai pas envie de faire caca, pas encore, mais pour ne pas me faire remarquer, je me force. Je pousse. Personne n’applaudit. J’ai un peu froid.
Faites un trou peu profond dans le sable. Si vous ne voyez pas créez un trouble au plafond dans le sas. Toujours rien ? Pourtant il y a un double dans le fond. C’est mieux qu’un subterfuge, c’est un dédoublement, on l’appelle Ana Tot.
Le signal fait partie de la série « Finlandia, froids récits idiots » d’Ana Tot.
En savoir plus : @Ana-Tot-Grand-Os
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Texte : Ana Tot — Image : d’après Cheminée lumineuse Alsthom, Nouvelle encyclopédie pratique d’électricité, librairie Aristide Quillet, 1933.
04/2024
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